• 14/03/2022
  • Par binternet
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Bernard Tyan : Nous n’avons pas assez parlé des miracles<

C’est au cours d’une brève et intense intervention téléphonique dans l’émission de Marcel Ghanem, quelques jours après le 4 août, que Liliane Tyan a hurlé sa douleur. Alors qu’elle n’avait pas prévu de le faire, elle confie, en direct, que son époux est mort dans la double explosion du port et que son fils unique, Bernard, 45 ans, est dans un état critique. « Marcel, mon cher Marcel, priez tous pour mon fils, quelle que soit votre religion. Je n’en ai qu’un. Son état est grave (…). Avec mon mari, ils étaient au travail, comme toutes les honnêtes gens. C’est un crime… Nous avons vécu des guerres, mais ça, c’est un crime. » Essoufflée par l’émotion et le flot de mots, elle continuait néanmoins : « Comment les responsables peuvent-ils vivre avec ça ? Si j’avais croisé l’un d’entre eux, je vous jure que je l’aurais tué. Assassins, pire, “fumiers (d’)assassins”, comme les a qualifiés Issa Goraieb, vous n’avez pas honte de ne même pas appeler pour voir comment nous allons ? À vous tous, j’ai rendu des services quand vous en aviez besoin. Où êtes-vous, aujourd’hui ? 40 ans à servir ce pays, où êtes-vous, bande de voyous ? N’osez jamais croire que vous êtes le Liban ! »

C’est en écoutant cette femme d’ordinaire très forte, cette fille d’Édouard Honein élevée dans l’amour d’un Liban indépendant et souverain, que ses amis et collaborateurs ont appris les tristes nouvelles : son époux Armand est l’une des nombreuses victimes du carnage du 4 août, « son cœur n’a pas résisté » à l’explosion ; et Bernard est grièvement blessé. Les dégâts sont lourds : la veine jugulaire du fils a été sectionnée par un éclat, le plancher de l’orbite et le maxillaire supérieur sont fracturés, quelques dents sont cassées, la lèvre supérieure est sectionnée en deux, l’œil gauche est ceint de blessures, mais a été miraculeusement épargné. « Armand, a-t-elle murmuré à son époux, les premières semaines qui ont suivi le drame, tu me pardonneras si je ne te pleure pas tout de suite. Pour le moment, j’ai besoin de ma force. »

Vue apocalyptique du quartier où sont tombés Armand Tyan et de nombreuses autres victimes. Photo DR

Le meurtre de mon père

Cette force, Liliane Tyan, désormais toujours en noir, l’a transmise à Bernard qui la lui a rendue à son tour, à peine sorti de son coma. Comme deux vases d’amour communicants, ils ont traversé l’enfer ensemble pour rejoindre les vivants. « Je suis rentré dormir le 3 août pour me réveiller je ne sais plus quand, le 10 ou le 11. La journée du 4 août n’existe plus dans ma tête. Je me suis réveillé à l’hôpital sans visage et sans père. Ça se résume à ça… » confie-t-il avec un calme déconcertant, le regard ailleurs. Ce jour inqualifiable, il travaillait comme d’habitude dans sa clinique avoisinant celle de son père, près de l’EDL, dans l’immeuble de Doculand. Après une absence due au Covid-19, Armand, appelé pour une urgence, avait exceptionnellement repris le travail… Dentiste comme son père, Bernard est spécialisé en orthodontie. Ils avaient l’habitude de se retrouver en fin d’après-midi chez l’un ou chez l’autre « pour philosopher sur la vie ». L’immédiat après-explosion, dont il ne veut pas connaître tous les détails, on le lui a raconté plus tard. « Mon oncle Jihad Honein, qui habite la maison familiale située en face de nos cliniques, a accouru immédiatement pour m’emmener à l’hôpital. Mon visage était en sang mais j’étais réveillé, me dit-on. Il paraît même que j’aurais parlé au téléphone… » Le responsable du parking d’en face lui confie les clefs d’une voiture garée près de la sortie, les deux hommes réussissent à passer entre les embouteillages qui se formaient déjà, « c’était une question de minutes », et arrivent à temps à l’hôpital Rizk.

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La suite sera à la fois très rapide et très longue. Bernard est opéré en urgence et placé dans un coma artificiel pour trois jours. Puis une seconde fois, deux semaines plus tard, afin de lui reconstituer la mâchoire, lui permettre d’ouvrir à nouveau la bouche, de parler et manger, et arranger l’œil qu’il ne pouvait plus fermer. « Le chirurgien Nabil Hokayem, un grand ami de la famille, m’avait demandé de trouver un orthodontiste pour me fixer un appareil dentaire avant l’intervention. Il se trouve que c’est ma spécialité, donc je n’allais pas laisser quelqu’un d’autre le faire à ma place… » Avec la ferme volonté de relever ce défi, et malgré son état de faiblesse générale, il entreprend l’exercice particulièrement délicat, seul et face à un miroir, de placer les bagues une à une… Six semaines après l’explosion, il reçoit en outre ses premiers patients. Des mois de rééducation faciale plus tard, il a « pratiquement retrouvé toutes (ses) facultés, sauf le côté gauche du visage qui reste anesthésié ».

Bernard Tyan : Nous n’avons pas assez parlé des miracles

Les miracles

Dans ce drame à la fois collectif et individuel, Bernard Tyan préfère parler des miracles qui apaisent (parfois) sa colère. « Des miracles, il y en a eu plusieurs, et je ne peux y voir qu’une présence et une volonté divines. Un dieu, une force spirituelle, une énergie, appelez ça comme vous voulez. C’est ça qui m’a sauvé et qui a sauvé des milliers d’habitants de Beyrouth d’une des explosions les plus importantes de l’histoire. Chacun a un récit à partager, qui commence par “si”. “Si je n’avais pas répondu au téléphone, si je ne m’étais pas levé pour boire de l’eau, si je n’étais pas rentré chez moi, s’il n’y avait pas eu le confinement…” Même mon oncle Jihad : le toit qui s’effondrait sur sa tête a été stoppé par un tapis de course qui se trouvait dans sa chambre. Et sans mon oncle, je serais mort. » Le deuxième miracle prend le visage d’une inconnue postée près de l’hôpital. « Elle a surgi de nulle part, elle m’avait vu à travers la vitre de la voiture et c’est elle qui s’est chargée de nous ouvrir la route. » « Puis, raconte Bernard Tyan, à peine arrivés aux urgences déjà surchargées, je tombe sur un médecin par chance disponible. » Il s’agissait du Dr Fadi Hayek, chirurgien vasculaire, autre petit miracle, qui l’embarque tout de suite au bloc. Bernard se réveillera « le 10 ou le 11 ». « Je n’oublierai jamais cet instant, le plus douloureux de ma vie, lorsque j’ai ouvert l’œil et que j’ai vu et entendu ma mère. Et dans sa voix, dans cet effort qu’elle a mis à m’expliquer qu’il y avait quelque chose de très grave, j’ai compris que mon père était décédé et que mon cas était sérieux. »

La rage

Mais le dentiste refuse de se laisser abattre. « Il fallait tout de suite que je me prenne en main pour alléger ma peine et la sienne. L’être humain n’est pas programmé pour supporter ce genre de douleur. » Sa remise sur pied, il la programme loin de toute émotion. « Passionné de musique, je n’ai rien écouté pendant des mois pour ne pas ressentir des choses qui me bouleverseraient… » Pas le temps, pas le droit de se laisser aller, même un an après… Avec une rage contenue, il parle des responsables du « meurtre » de son père et des autres victimes. « Il y a pour moi ceux qui ont exécuté le meurtre, ceux qui ont stocké ces produits (à l’origine de l’explosion, NDLR) et surtout, surtout, ceux qui savaient et qui auraient pu empêcher ce carnage mais qui ne l’ont pas fait. On peut les juger et même les pendre, je ne sentirai aucune justice. J’aurai peut-être une petite satisfaction, mais ça ne me rendra pas mon père. À la limite, j’aimerais qu’ils subissent une explosion similaire à celle qu’ont vécue les victimes… » Alors qu’un an après l’explosion, l’enquête menée par le juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, se heurte toujours à une levée de boucliers d’une partie de la classe politique, Bernard Tyan veut croire en une autre justice.

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« Je crois surtout en une autre forme de justice, la justice divine ou surnaturelle. Et là, personne ne s’en sortira… Sinon, et sans paraître arrogant, rien ne me touche plus à présent. Quand on a été dans un mode de survie si intense, presque tout paraît futile. Je devais survivre, me relever et m’occuper de ma mère. Voilà tout », dit-il encore.

Les façades après les travaux de rénovation entrepris par Help Lebanon. Photo C.H.

Se reconstruire et reconstruire

Sa mère, Liliane, a, pour sa part, vécu au rythme de son fils, dans les premiers mois qui ont suivi le drame. « Pour que Bernard soit bien, il fallait suivre son propre rythme. S’il était bien, j’étais très bien, s’il était mal, j’étais très mal… » Dans son salon empli de la fumée des cigarillos, ses tableaux d’« avant » sont accrochés au mur, des photos d’Édouard Honein et d’Armand sont posées sur les tables basses. Il y a, en ces lieux, un voile noir et pudique qui rappelle l’absent.

La couleur, pourtant, Liliane Tyan, Lhyla, en a fait sa signature sur ses toiles, mais aussi sur les façades des immeubles fanés de Beyrouth, Tripoli, Saïda dont elle s’est chargée de la rénovation à travers Help Lebanon, l’ONG qu’elle a fondée en 1979. Son combat pour le Liban passe, depuis 22 ans et grâce à ses complices et partenaires de SNA Allianz, par le rafraîchissement des quartiers pauvres de ces villes. Une manière de « redonner le sourire à leurs habitants » et de servir son pays. Et sa manière à elle de faire de la politique et de s’inscrire dans la lignée de l’esprit Honein.

Liliane Tyan, entre courage et pudeur. Photo C.H.

Ainsi, ses proches n’ont pas été surpris quand, quelques mois après ce sinistre jour d’août, et lorsque elle a senti que « Bernard allait mieux », elle est revenue sur le terrain. Sa façon à elle d’effacer les traces physiques de l’explosion et de tourner une certaine page. Son terrain à elle après la double explosion, et parce que ses partenaires et sponsors, à leur tête Antoine Wakim et Antoine Issa, respectivement ancien et actuel PDG de SNA Allianz, l’ont proposé, était plus précisément « un petit tronçon » de la ville détruite, celui où sont tombés Armand et 11 autres victimes, celui où son fils a failli laisser la vie et celui de la maison familiale qui a plus de cent ans. Help Lebanon s’est attaqué à l’extérieur des immeubles, tandis que de nombreuses autres ONG, « qui ont fait un travail extraordinaire », se sont partagé d’autres tâches de réhabilitation. En trois mois, et avec un budget de 60 000 dollars, l’ONG a pu achever les travaux extérieurs et la peinture de dix immeubles. Mission accomplie pour la première tranche de la mission, et ce pour le plus grand bonheur des habitants qui ont même pu choisir les couleurs de leurs façades. « Nous ne faisons pas ça d’ordinaire, mais là, nous avons voulu leur faire réellement plaisir. Je les connaissais tous, c’était pour la plupart des voisins à mes parents depuis 40, 50 ou 60 ans, précise la fondatrice de Help Lebanon. Il reste encore beaucoup à faire, d’autres bâtisses et des boutiques à réparer. Nous espérons pouvoir trouver des fonds pour continuer. »

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Parce qu’elle a retrouvé son énergie, aujourd’hui certainement mêlée à une colère sans nom, mais une colère intime, Liliane Tyan se propose également de partager son expérience avec de jeunes ONG. « Les informer, les encourager, leur apprendre comment faire, toutes ces astuces que j’ai moi-même acquises avec le temps. » Aujourd’hui, elle aussi, comme tant d’autres, veut comprendre.

« Plus le temps passe et plus il me paraît évident que ce qui s’est passé n’a rien d’un accident. On ne pourra jamais faire notre deuil si on ne comprend pas. Ceux qui ont aimé ce pays l’aiment doublement, souffrent doublement. » En ce triste anniversaire, Bernard et Liliane Tyan ont décliné toute invitation à participer à des émissions télévisées en mémoire du 4 août, préférant se retirer seuls et dans leur silence, afin de se souvenir d’Armand et de tous les petits miracles…